Orateur(s)
Pierre Dewallef Professeur (Faculté des Sciences Appliquées, Aérospatiale et Mécanique, ULiège)
Michael Jehasse Responsable Développement (Groupe Coriance)
Frédéric Ransy Ingénieur de Projet (Wingest)

Les réseaux thermiques peuvent-ils aider à la décarbonation du chauffage des bâtiments ?

    Résumé

    Pierre Dewallef, Professeur à la Faculté des Sciences Appliquées (Dpt. Aérospatiale et Mécanique de l’ULiège), a commencé par souligner que l’accès à l’énergie est un facteur important de notre niveau de vie et de notre société. Or, les moyens de production décarbonés sont souvent plus chers, avec le risque de créer des situations clivantes sur le plan social, d’où l’un des intérêts des réseaux thermiques pour décarboner l’énergie. Il a ensuite rappelé la composition de notre approvisionnement en énergie (le gaz et le pétrole restant très importants dans notre civilisation) avant de faire un focus sur l’approvisionnement en gaz naturel en Belgique. Nous sommes très dépendants du gaz naturel, énergie fossile émettrice de CO2 dont le prix varie énormément et dont l’utilisation actuelle n’est pas optimale. De plus, la sortie du nucléaire va poser un problème car, si la moitié de la production nucléaire pourrait être absorbée par des énergies renouvelables, pour le reste, c’est la part du gaz naturel qui va être augmentée. 

    Des solutions existent pour faire une meilleure utilisation du gaz naturel : 

    • L’électrification du chauffage des bâtiments (grâce à une pompe à chaleur) qui permet une économie de 33% par rapport à une chaudière au gaz naturel ;
    • La production combinée de chaleur et d’électricité (la cogénération) qui permet de réaliser une économie de 25 % par rapport à la production de chaleur par chaudière au gaz naturel. 

    Ces solutions ne sont pas massivement déployées car leurs coûts (investissement !) sont importants .

    Les réseaux thermiques qui combinent plusieurs bâtiments sur une ou plusieurs sources d’approvisionnement centralisées, présentent les avantages suivants :

    • Une économie d’échelle (en regroupant tous les équipements et en mutualisant) ;
    • La combinaison de plusieurs sources d’énergie (biomasse, gaz, solaire, géothermie…) ;
    • La récupération de chaleur fatale ;
    • À coût équivalent, cela permet une économie d’énergie primaire de 20% à 70%.

    L’intérêt principal est de rendre rentable les technologies les plus performantes (comme la cogénération de gaz). Pierre Dewallef a cité comme exemples la chaufferie du Sart-Tilman (en fonction depuis les années 60, de seconde génération) et le réseau de Saclay (France) qui est de la 5ème génération et qui ambitionne de devenir 100% renouvelable. Ce dernier fonctionne avec une température plus basse ce qui permet, par exemple, de récupérer la chaleur de data center.  

    Cependant, les risques et défis techniques des réseaux thermiques sont : 

    • La variation des prix. Il faut sécuriser à long terme le prix de l’énergie primaire (investissement sur 20 à 50 ans). 
    • La difficulté à dimensionner le système (évaluation précise des besoins thermiques horaires), or il faut optimiser pour être compétitif.
    • La sécurisation du taux de connexion au réseau, indispensable au fonctionnement du réseau et une incertitude pour les investisseurs car il repose sur des décisions volontaires. En France, pour y pallier, il y a une obligation de se connecter au réseau.

    En conclusion, le gaz naturel est une source d’énergie précieuse pour la transition énergétique et il est important de préserver cette ressource en remettant en question nos choix énergétiques « traditionnels ». Nous devons penser les secteurs énergétiques de façon globale et non segmentée. Enfin, les technologies existent et fonctionnent mais pour aller plus loin, les pouvoirs publics sont des intervenants indispensables dans ces choix de société à long terme.

    Frédéric Ransy, Ingénieur de Projet chez Wingest, nous a ensuite présenté le projet Ard-Nrgy, en développement à Martelange. En introduction, il a rappelé que ce type de projet est déjà bien développé au Pays-Bas et au Danemark. Il ensuite abordé les conséquences du Plan Air Climat Énergie 2030 adopté en 2023 par la Région wallonne, qui a notamment pour objectif d’atteindre la neutralité carbone au plus tard en 2050 et de réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990 d’ici 2030 (un défi de taille !). Il a évoqué quelques implications pratiques pour la production d’énergie renouvelable (fluctuation des prix notamment) et pour les bâtiments (interdiction d’acheter une nouvelle chaudière à mazout, soutien pour changer vers un système renouvelable ou un raccordement à un réseau de chaleur, label PEB imposé). 

    Frédéric Ransy a cité les différents moyens de production de chaleur renouvelable (valorisation de la chaleur fatale industrielle, incinération des déchets, cogénération, géothermie profonde, solaire thermique, pompes à chaleur, chaudière biomasse) qui peuvent être combinés à un réseau de chaleur (avec un stockage à long terme possible). Dans le cadre de sa stratégie « chaleur », la Région wallonne débloque des budgets pour des projets liés aux réseaux de chaleur. Le Plan Air Climat Énergie 2030 a également défini les caractéristiques du futur système énergétique wallon. Frédéric Ransy y voit la source de nombreuses opportunités.

    Le projet Ard-Nrgy, financé par la Région wallonne dans le cadre du Plan de Relance, s’inscrit dans ce cadre. Il reprend 2 porteurs de projet et 9 partenaires au total (dont l’Université de Liège). Les principaux composants du système ont été présentés (voir schéma ci-dessous). 

     

     

     

     

     

     

     

    (source : Frédéric Ransy, 30-05-2024)

    Les objectifs de ce projet-pilote sont :

    • D’intégrer dans une vision à long terme la valorisation des anciennes ardoisières de la localité de Martelange.
    • De fournir à 50 nouveaux appartements de la chaleur décarbonée, la moins chère possible.
    • De démontrer la faisabilité d’utiliser les cavités souterraines comme stockage thermique de grande capacité.
    • De créer un modèle d’intégration électrique et thermique permettant d’auto-consommer un maximum d’énergie photovoltaïque en été en la transformant chaleur au moyen d’une pompe à chaleur. 
    • De minimiser et optimiser les achats d’énergie sur le réseau électrique.
    • De minimiser les coûts pour les occupants, en optimisant le design et l’opération du système grâce au stockage saisonnier.
    • De démontrer la faisabilité technique et financière d’un système renouvelable, et de montrer le potentiel pour d’autres sites en Wallonie.

    Michael Jehasse, Responsable Développement du Groupe Coriance, a enfin présenté le projet de réseau d’énergie thermique de Herstal, en phase d’exploitation depuis janvier 2024. Il a mis en avant les atouts d’un réseau d’énergie thermique : 

    • Source majoritairement renouvelable
    • Amélioration de la qualité de l’air
    • Lutte contre la précarité énergétique (prix contrôlé)
    • En faveur du développement immobilier (et de la sauvegarde du patrimoine)
    • Amélioration de l’indice PEB (calcul spécifique mis en place en fonction du nombre de connexion)
    • Frais de renouvellement et d’entretien compris dans le prix
    • Participation dans les frais d’installation (dans une perspective gagnant-gagnant). 

    Michael Jehasse a présenté les installations d’Herstal (échangeur vapeur-eau) dont la production de chaleur prévisionnelle est de 48 GWh (4200 équivalents logements). Ce projet n’aurait pas pu voir le jour sans les subventions de départ FEDER/Région wallonne. Pour obtenir ces subventions, Coriance s’est engagé à développer le projet pendant 20 ans.

    Pour l’instant, 4,5km de réseau ont été réalisés. Parmi les contraintes, on retrouve les impétrants et la nécessité de connecter des bâtiments disposants d’une chaufferie centrale. Coriance a déjà anticipé les futurs développements de la Ville d’Herstal (avec Spi et le projet des ACEC) mais aussi une 2ème phase de développement pour se connecter à Rives Ardentes et d’autres clients privés ou publics. 10 MW de chaleur en tout seront installés d'ici fin 2024, avec un potentiel de 24 MW disponible. C’est pourquoi l’entreprise a également étudié le potentiel de développement du réseau sur la Ville de Liège, via le quartier d’Outremeuse, le but étant de se raccorder à de futurs projets d’habitations. 

    Le secteur du bâtiment, secondaire et tertiaire, est responsable en Belgique de 30% des émissions de gaz à effets de serre et de 50% de la consommation de gaz naturel

    Des solutions existent pour se détacher des combustibles fossiles, par exemple en électrifiant la production de chaleur par des pompes à chaleur et/ou en isolant les bâtiments

    Cependant, ces solutions restent couteuses et sont souvent difficiles à intégrer sur du bâti existant. 

    Les réseaux thermiques, en assemblant un grand nombre de bâtiments sur une ou plusieurs sources d’approvisionnement centralisées, permettent des économies d’échelle et améliorent la durée d’amortissement, rendant ainsi possible l’intégration massive de ressources renouvelables comme la récupération de chaleur fatale ou la géothermie

    Cette rencontre-conférence sera l’occasion de présenter les projets de réseaux thermiques en cours de construction à Herstal et en développement à Martelange. Ceux-ci permettront de faire un état des lieux des opportunités mais aussi des défis techniques, juridiques et économiques du déploiement des réseaux thermiques en Wallonie.