Orateur(s)
Laurence Doughan Coordinatrice du Plan Fédéral Nutrition Santé (SPF Santé Publique)
Quentin Noirfalisse Co-Fondateur (Médor)

Se nourrir sans se nuire : les solutions contre la malbouffe

En partenariat avec Verviers, Entreprenez et dans le cadre du Festival Nourrir Autrement
Résumé

En Belgique, la nutrition est un enjeu de santé publique, visant à permettre à la population de bien vivre et de vieillir en santé. Laurence Doughan, Coordinatrice du Plan Fédéral Nutrition Santé au Service Public Fédéral Santé Publique, souligne d'emblée que les constats actuels sont loin d'être glorieux, avec une personne sur deux en Belgique présentant une forme de surpoids ou d'obésité. Cette problématique touche une part importante de la population adulte, mais aussi des enfants et adolescents, avec 4% des 5-9 ans et 7% des adolescents concernés, soit un total de 135 000 individus de moins de 15 ans. Au-delà du poids, le surpoids et l'obésité entraînent de nombreux soucis psychologiques et psychosociaux, car ils sont difficiles à assumer dans une société qui valorise la minceur.
 
Concernant les perceptions de la population belge vis-à-vis des politiques de santé, une enquête de 2024 menée auprès de 3020 personnes (18-64 ans) par Sciensano révèle un soutien généralisé pour la plupart des mesures, avec 11 sur 12 largement approuvées. Laurence Doughan note que la seule mesure moins populaire est la taxation des aliments malsains, qui obtient moins de 50% de soutien, en raison de son impact sur le pouvoir d'achat. En revanche, l'interdiction de la publicité pour les aliments malsains ciblant les enfants est fortement plébiscitée, recueillant 67% d'approbation. La subvention des fruits et légumes est également une attente forte, en particulier de la part des ménages en situation de précarité socio-économique. Malgré ce soutien public, Laurence Doughan déplore un manque de volonté politique et l'influence des lobbys, qui freinent l'avancement de ces politiques.
 
L'étude a aussi sondé la littératie en santé, c'est-à-dire la capacité des individus à utiliser leurs connaissances au moment de faire leurs choix alimentaires. Bien que la plupart des gens sachent que trop de graisses saturées, de sucre ou de sel sont mauvais, cela ne se traduit pas toujours par des choix sains. Ce facteur est crucial dans les inégalités sociales en matière de santé. Les femmes ont un niveau de littératie alimentaire supérieur à celui des hommes, et ce niveau augmente avec l'âge et le niveau d'éducation. Malheureusement, cela confirme que le surpoids et l'obésité touchent davantage les ménages précaires, en raison de leur littératie en santé, de leurs connaissances culinaires et du coût des aliments. Les adultes en Flandre affichent également un niveau de littératie en santé alimentaire supérieur à ceux de Bruxelles et de la Wallonie. Les trois principaux facteurs influençant les choix alimentaires des Belges sont le goût, le prix et la qualité nutritionnelle. L'alimentation bio est un facteur important pour près de la moitié de la population.
 
Laurence Doughan insiste sur l'importance du marketing alimentaire. Elle déplore que les engagements récents des grandes distributions, des annonceurs et de l'industrie alimentaire pour limiter la publicité aux enfants soient sur base volontaire, sans un cadre réglementaire contraignant. Une grande majorité de la population soutient une interdiction formelle, et 5 parents sur 10 sont préoccupés par l'exposition de leurs enfants à ce marketing. Les enfants sont visiblement influencés, avec 3 sur 10 demandant des produits malsains basés sur des personnages sur les emballages, et 1 sur 10 portant des vêtements ou posters liés à des marques alimentaires.
 
Le Nutri-Score est présenté par Laurence Doughan comme une solution majeure, bien que non exclusive, pour améliorer l'alimentation. Lancé officiellement en Belgique en 2019, il a fait face à une opposition farouche de la grande distribution et du secteur industriel alimentaire, qui y voyaient une menace pour leurs profits. Des acteurs comme Delhaize et Colruyt ont cependant contribué à son adoption en anticipant la décision politique. Le Nutri-Score, développé notamment par le chercheur Serge Hercberg, vise à améliorer la santé publique. Ses deux forces principales sont de permettre la comparaison de la qualité nutritionnelle des aliments et d'inciter les industriels à améliorer leurs produits pour obtenir un meilleur score. Il aide les consommateurs à s'y retrouver face à une offre alimentaire complexe, en permettant de comparer des aliments consommés au même moment de repas, au sein d'une même catégorie de produits, ou entre différentes marques d'un même aliment. Son algorithme, développé par l'Université d'Oxford, est complexe, mais le système est simple d'utilisation. Il intègre des éléments positifs comme les fruits, légumes, fibres et protéines (bons indicateurs de vitamines, minéraux et fer) et des éléments à limiter. Des études montrent que les consommateurs choisissant des produits classés A et B améliorent leur adhésion aux recommandations nutritionnelles et voient leurs biomarqueurs s'améliorer. Le Nutri-Score surperforme d'autres systèmes d'étiquetage et est particulièrement efficace pour améliorer la qualité des paniers alimentaires des ménages vulnérables financièrement, luttant ainsi contre les inégalités sociales. Bien qu'il ait ses limites (ne renseigne pas sur le bio, les allergènes ou les additifs), 87% des aliments ultra-transformés sont classés C, D ou E, ce qui est cohérent. Le Nutri-Score est déjà mis en œuvre dans sept pays et l'objectif est une harmonisation européenne, malgré les oppositions, notamment du gouvernement italien.
 
Quentin Noirfalisse a poursuivi cette conférence en évoquant un reportage qu'il a mené pour le magazine trimestriel Medor, portant sur l'implantation de la "malbouffe" dans l'espace public.
 
Le cas évoqué est celui de Tervuren, une commune aisée de la périphérie bruxelloise, où un projet de McDonald's a provoqué une véritable "bataille" politique et idéologique depuis 2018-2019. Des citoyens, un groupe bien informé comprenant des fonctionnaires européens et des membres d'ONG liées à la nutrition, se sont opposés au projet, rejoints par des écoles privées de prestige craignant une atteinte à leurs valeurs. Quentin Noirfalisse explique que les permis urbanistiques ne peuvent être refusés sur des bases morales, mais uniquement sur des questions d'ordre public. Le collectif de citoyens a donc fondé son recours sur des normes urbanistiques, telles que l'augmentation du trafic due au "drive-in". La province du Brabant flamand a finalement rendu un avis défavorable.
 
Quentin Noirfalisse décrit une "guerre du burger" en Flandre, où de nombreuses communes s'opposent aux projets McDonald's, contrairement aux friteries locales qui rencontrent moins de résistance. Selon un chercheur de l'Université d'Anvers, cette opposition va au-delà de la lutte contre la mauvaise alimentation ; c'est une lutte contre une certaine "vision du monde", en particulier l'impérialisme américain face à l'alimentation locale. Il souligne que la "malbouffe" se caractérise par ce qui y manque : les fibres et les légumes. McDonald's, malgré son "greenwashing" avec des salades et des images plus vertes, manque cruellement de transparence sur ses chaînes d'approvisionnement. Quentin Noirfalisse estime que la transparence sur l'origine des produits devrait être une solution obligatoire.
 
Quentin Noirfalisse regrette un net recul des déclarations politiques gouvernementales en matière d'alimentation. Il expose les coûts cachés de la production alimentaire : pour chaque euro dépensé, la collectivité paie 0,5€ en santé, 0,3€ en dégâts environnementaux et 0,2€ en perte d'emploi. Les fast-foods prolifèrent notamment autour des écoles dans des villes moins diversifiées commercialement. Des contre-collectifs se forment, revendiquant la liberté de choix alimentaire et s'opposant à ce que le monde politique dicte ce que l'on doit manger, transformant l'alimentation en une question idéologique.
 
Le manque d'études sur l'impact de la proximité des fast-foods près des écoles en Belgique est un point soulevé par Quentin Noirfalisse, malgré l'existence de recherches plus concluantes dans le monde anglo-saxon. Il insiste sur le besoin essentiel de formation du grand public, notamment via les médias sociaux, pour expliquer l'impact de la malbouffe sur la santé. La question de savoir qui peut interdire l'implantation de fast-foods est complexe : Laurence Doughan indique que c'est une compétence des pouvoirs locaux, tandis que le ministre de la santé fédéral peut agir sur la publicité alimentaire au niveau national. Cependant, comme le souligne Quentin Noirfalisse, une telle interdiction se heurte à des arguments de liberté de choix et aux puissants lobbys de l'industrie publicitaire et agroalimentaire.
 
Malgré ces défis, Quentin Noirfalisse évoque la possibilité de créer une jurisprudence, citant des exemples de villes aux Pays-Bas, à Grenoble et Lyon en France, qui ont réussi à limiter l'affichage publicitaire. En conclusion, la lutte contre la malbouffe en Belgique est une bataille complexe, mêlant enjeux de santé publique, dynamiques politiques, pressions économiques et questions de liberté individuelle, nécessitant une approche holistique et une forte volonté politique.