
L'entrepreneuriat au service de la post-croissance ?
Résumé
Quel est le sens de l’entrepreneuriat à partir du moment où on remet en cause le modèle de la croissance, alors que certaines limites planétaires sont déjà atteintes ? Lors de cette conférence stimulante, Christian Arnsperger, Professeur en durabilité et anthropologie économique à l’Université de Lausanne (Suisse), et Bernard Surlemont, Professeur d'entrepreneuriat à HEC-Liège, ont croisé regard théorique et pratique, approche systémique et de terrain pour répondre à cette question : « Comment s’engager en tant qu’entrepreneur, au sens large, sur le chemin de la post-croissante ».
Christian Arnsperger a commencé par poser le cadre des réflexions. Décroissance et post-croissance, ces termes scientifiques et neutres sont les 2 phases d’une dynamique. Pour l’illustrer, Christian Arnsperger s’est servi du donut de Kate Raworth qui définit un espace juste et sûr entre le seuil d’une vie digne d’être vécue et le plafond des limites planétaires (9 grands seuils à ne pas dépasser pour garantir la viabilité sur notre planète). La décroissance est le processus dynamique par lequel entrer dans le donut (actuellement, aucune économie au monde ne rentre dans celui-ci !). Cette phase permet de passer au-dessus du seuil et en-dessous du plafond. Ensuite, l’état de post-croissance, c’est ce qui se passe après…
On ne sait pas comment le PIB et d’autres variables vont évoluer lors de ce processus. Dès lors, comment gérer ce genre de trajectoire ? Christian Arnsperger revendique un certain pragmatisme, une factualité contre laquelle il n’y a pas de raison de s’offusquer. Une nécessité indispensable par rapport aux objectifs écologiques, économiques et sociaux à atteindre. Aussi, le terme de post-croissance pourrait même disparaître une fois qu’une économie saine et fonctionnelle aura été mise en place.
Pour Bernard Surlemont, le monde dans lequel nous vivons n’est pas en crise (passagère) mais en changement, et ce dans beaucoup de domaines. On ne sait pas où l’on va mais on y va et il va falloir changer notre politique, économie… et aussi notre manière d’entreprendre. De quelles compétences avons-nous besoin pour opérer ce changement ? Savoir décider dans l’incertitude, être créatif, s’adapter, persévérer, coopérer, agir (Bernard Surlemont a souligné l’importance de l’action !). Toutes ces compétences nécessaires font partie de l’esprit d’entreprendre. Bernard Surlemont parle d’une vision large de l’entrepreneuriat, chacun pouvant l’être, en tant qu’acteur de sa vie et de changement. L’entrepreneuriat est avant tout un état d’esprit et de volonté de changement, qui se révèle particulièrement dans les situations de crise (comme les inondations de 2021, par ex).
Bernard Surlemont nous a ensuite présenté l’entrepreneuriat d’impact, qui met l’entrepreneuriat au service de « faire mieux » plutôt que de « faire plus » (voir slide). La notion de raison d’être est primordiale, aussi bien pour se connaître et être aligné avec son projet et son équipe que pour gérer l’équilibre entre les 4 P (Profits – People – Planet + la raison d’être, Purpose). Il a également lu un extrait du livre « Découvrir un sens à sa vie » de Viktor Frankl (rescapé des camps de concentration). A la question de savoir comment « emporter les masses » dans ce sillage positif, et non uniquement les convaincus., Bernard Surlemont prêche pour la force de conviction et non l’obligation, car une révolution peut prendre du temps, être violente et implique des gagnants et des perdants. Il préfère travailler sur les imaginaires de la post-croissance, qui ne doivent pas effrayer.
Au contraire, Christian Arnsperger est convaincu par le constitutionnalisme socio-écologique qui implique certaines conditions non-négociables, dont la diminution de l’empreinte écologique qui doit être forcée si besoin est. Ainsi, on ne peut pas négocier les lois de la physique du globe et celles-ci forment tout simplement le contexte universellement valable de toute négociation démocratique des droits et obligations des citoyens. Le système « perma-circulaire » contient des aspects incitatifs et de contraintes pour accompagner les acteurs, afin que tout le monde défende l’intérêt général et non celui des entreprises. L’économie va devoir se circulariser et diminuer son empreinte écologique. Selon Arnsperger, plus l’empreinte écologique autorisée va diminuer, plus le champs des possibles va restreindre le choix des modèles économiques. Certains modèles vont ainsi être éliminés par la force des choses. Cette « descente » (de l’empreinte écologique) va s’accompagner d’innovations. La clé est d’encourager la liberté d’expérimentation et d’accompagner le changement. C’est un projet de société vertigineux car il faut tout changer en même temps (vision systémique).
Pour Bernard Surlemont, si l’innovation a bien évidemment un rôle à jouer dans ce chemin vers la post-croissance, il faut se méfier de l’innovation à tout prix, très peu questionnée et toujours supposée faire du bien. Une technologie est neutre à la base et tout dépend de l’utilisation qu’on va en faire. Il faut donc avoir bien en tête sa finalité. L’innovation peut être un sujet très complexe ; on peut penser innover pour un mieux et donner finalement des résultats très dommageables en ne prenant en compte qu’un seul critère (environnemental par exemple). Bernard Surlemont rappelle également que le politique a aussi son rôle à jouer.
Christian Arnsperger a ensuite présenté quelques instruments globaux de « permacircularisation » (voir slide). Pour lui, chaque acteur doit se questionner et justifier pourquoi il ne respecte pas la norme (= ici, l’empreinte écologique autorisée). Il faut encadrer à l’aide de mesures. L’éthique d’entreprises individuelles ne suffit pas pour changer l’économie globale, d’où l’importance de la norme qui facilite le changement et permet de justifier ses actions. Le concept de suffisance a également été partagé. D’après celui-ci, si l’efficacité et la circularité sont compatibles avec la suffisance et nécessaires, elles ne sont pas suffisantes à elles-seules. La réduction de l’empreinte globale et des flux globaux d’énergie et de matières doivent être notre objectif principal, et non l’emploi et le profit. L’enjeu principal est de ne pas exploiter, voire d’éliminer, les effets rebonds. Pour une entreprise, la question à se poser pour savoir si son modèle d’affaire est orienté vers la suffisance est : mon modèle d’affaire est-il économiquement viable tout en s’inscrivant dans les limites planétaires ? Dans la négative, l’activité doit être abandonnée selon Arnsperger (voir slides). Les acteurs doivent être perdants s’ils ne respectent pas les outils incitatifs cohérents avec la descente de l’empreinte écologique. Parmi les instruments macro-sociétaux cités ensuite, on retrouve une taxe sur l’empreinte ajoutée ; un revenu de soutien aux innovations et à l’expérimentation ; des « comptes ressourciels » (basés sur notre utilisation des ressources) ; et la comptabilité écologique intégrale, un système d’information qui suivrait en temps réel les flux de matières (comme on suit aujourd’hui les flux monétaires) et serait incorporé dans tous les produits.
Pour Bernard Surlemont, il faudra réduire notre empreinte en combinant deux mondes. A travers la raison d’être, les entrepreneurs anticipent déjà le changement et, tant qu’un système de taxation comme en parlait Arnsperger n’est pas mis en œuvre, il faut composer avec le système actuel. Et agir sans attendre le changement des politiques.
Retrouvez ci-dessous les slides de la présentation :