
Économie circulaire et innovation : vers des modèles d’affaires plus résilients
Résumé
Cette conférence, accueillie au CRM (Centre de recherche métallurgique), était axée sur l'économie circulaire et l'économie de la fonctionnalité à partir de la démarche initiée au sein de l’entreprise manufacturière Soudobeam pour se mettre sur le chemin de la transition.
Coralie Muylaert, Post-doctorante (Chaire en Économie Sociale, Université de Mons), a débuté la conférence en repositionnant les concepts d'économie linéaire, circulaire et de la fonctionnalité. Son expertise s'appuie notamment sur un projet de recherche, Brufonctionnel, qui a analysé les freins et leviers de l'économie de la fonctionnalité en région de Bruxelles-Capitale.
L'objectif de ces démarches n'est pas un retour en arrière, mais une avancée visant à améliorer le bien-être et à continuer de fournir un service tout en réduisant les impacts environnementaux, s'inscrivant dans une perspective de post-croissance et non de décroissance. Pour atteindre les objectifs de développement durable pour 2030, il est crucial de se demander comment les organisations peuvent continuer à fournir les mêmes satisfactions de besoins sans dégrader l'environnement, tout en restant économiquement viables.
On le sait, l’économie linéaire ou « classique », qui représente encore environ 89% de nos produits actuellement, se résume en quatre étapes : extraire, produire, consommer et jeter, sans aucune récupération, limitation des déchets, recyclage ou réemploi.
L'ADEME (agence française pour la transition environnementale) situe les points clés de l'économie circulaire à trois niveaux : la fabrication (approvisionnement durable, écoconception, écologie industrielle et territoriale), la consommation (consommation responsable, passeport produit, allongement de la durée d'usage, réemploi, réparation), et la gestion des déchets (prévention, recyclage, valorisation énergétique). Coralie Muylaert préfère une représentation en 10 étapes (10R) vers la circularité, allant de la récupération et du recyclage (niveaux bas) aux actions comme refuser, repenser, réduire (niveaux plus élevés).
Le potentiel de l'économie circulaire est certain et valorisable économiquement, avec des estimations de création d'activités et d'emplois significatives. Cependant, malgré une légère augmentation de la part de matière recyclée et réintroduite dans l'économie, l'atteinte de ce potentiel est encore très marginale par rapport aux estimations.
L'économie de la fonctionnalité vise à créer une deuxième boucle. Cette boucle se situe au niveau de l'intensification de l'usage d'un même produit. L'exemple typique en B2C se sont les services d'autopartage, où une voiture satisfait le besoin de mobilité de plusieurs personnes, intensifiant l'usage du même produit. En B2B, cela s'applique aussi, par exemple, en remanufacturant une partie d'un produit pour prolonger et intensifier son usage.
La grande distinction avec l'économie circulaire est que l'économie de la fonctionnalité demande des mutations structurelles plus importantes et repose sur le fait que le producteur garde la responsabilité du produit tout au long de son cycle de vie, incluant la réutilisation, la maintenance et la réparation. Cela change la logique du producteur, qui n'est plus dans une logique de volume (vendre le plus possible) mais dans une logique de performance (allonger la durée de vie et intensifier l'usage du produit). Le consommateur, en revanche, perd la possession du produit mais gagne en gain de temps et en tranquillité d'esprit, car la charge mentale liée à la gestion de l'équipement (consommables, monitoring, maintenance, réparation) passe du consommateur au producteur.
L'économie de la fonctionnalité est vue comme un changement de paradigme économique car elle repense le lien entre l'offreur et le client, vendant un accès à un usage ou à une performance plutôt qu'à un bien. Ce modèle contribue à dématérialiser l'économie en réduisant la quantité de biens produits pour satisfaire les mêmes besoins, favorise la coopération (entre entreprises) et vise à rompre avec l'obsolescence. Des exemples célèbres en B2B incluent Xerox (photocopieuses - paiement par copie) et Michelin (pneus - paiement par kilomètre parcouru). Cependant, Coralie Muylaert a souligné que l'économie de la fonctionnalité n'est pas facile à mettre en œuvre et nécessite une approche "step by step", fixant des objectifs à long terme mais avançant par petites étapes. Les limites incluent des problèmes logistiques, l'encouragement potentiel de la consommation dans certains cas et les effets rebonds.
Jean-Philippe Thomas, CEO (Soudobeam), a ensuite partagé l'expérience de Soudobeam, une PME active dans les éléments mécano-soudés pour applications critiques dans la sidérurgie. Soudobeam conçoit, fabrique et vend notamment des systèmes d'injection supersonique pour convertisseurs et fours électriques, des produits brevetés dont ils maîtrisent la chaîne de valeur, de la conception à la fabrication et au contrôle.
Plusieurs observations ont déclenché leur transition vers un modèle circulaire : les objectifs RSE de leurs clients qui commençaient à se répercuter sur les fournisseurs ; la dépendance élevée aux matières premières ; la vulnérabilité aux fluctuations de prix et de disponibilité… En se documentant et en discutant, ils ont découvert la circularité, la sobriété et l'excellence opérationnelle comme réponses à leurs problématiques. Pour Soudobeam, la circularité est avant tout un concept économique permettant de réduire les coûts, libérer les outils de production, réduire la dépendance aux matières premières et conserver la valeur des produits. Leur objectif est de maintenir le produit en fonction le plus longtemps possible, le réparer, et à défaut le recycler. Ce grand changement implique que Soudobeam, le fabricant, doit rester maître de la boucle, conservant la propriété et la responsabilité du produit tout au long de son usage. D’une offre de produits, on passe à une offre de services.
Si dans le modèle initial de Soudobeam, la responsabilité de l'usage, de la maintenance basique et de la fin de vie incombait au client, le nouveau modèle circulaire ajoute une boucle où Soudobeam reprend périodiquement le produit en usage, effectue un diagnostic, une remise en état au besoin puis rend le produit au client. Ce dernier utilise simplement le produit, payant une redevance périodique. Les avantages pour Soudobeam incluent un revenu régulier, des contrats longue durée et un lien technico-commercial renforcé avec le client. Pour le client, les avantages sont un coût connu d'avance, un service tout compris, un outil remis à neuf régulièrement garantissant une performance constante, moins de maintenance, la suppression de la gestion du stock et l’absence de délai de réparation.
Cependant, des freins existent. Pour le client, il y a l'inconfort du changement d'habitude, le passage d'un achat unique à une redevance régulière, les limites de garantie, la nécessité d'ouvrir son processus au fournisseur et l'engagement longue durée. Pour Soudobeam, les défis sont le risque technologique (connaître parfaitement le process client), la variabilité de l'usage (usure précoce, accidents), l'équilibre économique entre risque et gain pour rester rentable, et l'aspect durabilité/réparabilité qui sont des conditions de réussite essentielles.
La solution trouvée par Soudobeam pour assumer cette responsabilité et rendre le modèle circulaire financièrement viable est l'écoconception. Les principes clés de leur écoconception sont : dimensionner avec moindre matière (au plus juste), la modularité (système fait de composants séparables), la démontabilité (techniques de liaison réversibles), la contrôlabilité (accès aux points critiques), la réparabilité (matériaux réparables, segmentation des zones d'usure), la standardisation (composants simples, pièces du commerce), le maintien de la performance, et la recyclabilité.
Jean-Philippe Thomas a illustré cette démarche par des exemples concrets (produit conçu de façon très modulaire, avec une zone d'usure facilement remplaçable et l'utilisation de pièces standardisées du commerce).
En conclusion, la circularité a été une réponse à de nombreux besoins pour Soudobeam, portée par une prise de conscience industrielle, la durabilité devenant un critère de différenciation, une prise de conscience collective du personnel et le soutien public. C'est également un levier économique réel une fois la transition assurée, bien qu'elle représente un investissement sur le long terme.
La réalité pratique impose une révision profonde de tous les processus (vente, conception, achats, production, logistique, support client). Soudobeam poursuit son cheminement, notamment à travers des projets collaboratifs soutenus par le pôle Mécatech, impliquant des partenaires comme l'Université de Liège, le CRM, l'Université de Mons et Aperam, visant à développer de nouvelles plateformes technologiques circulaires basées sur un modèle d'affaire de mise en leasing. Jean-Philippe Thomas a rappelé que la sidérurgie, utilisant l'acier infiniment recyclable, s'inscrit pleinement dans cette transition vers une fabrication décarbonée et circulaire.