Orateur(s)
Bernard Surlemont Professeur d'Entrepreneuriat (HEC Liège, ULiège)
Sophie Thill Responsable du Mécénat et du Développement (Cité Musicale-Metz)
Renaud Falise 5G & IoT Strategic Manager (Orange)
Serge Rangoni Directeur général et artistique (Théâtre de Liège)

À la croisée des chemins : quand l’entreprise rencontre la culture

En partenariat avec le projet Interreg-Grace
Résumé

Renaud Falise, Manager de la stratégie 5G et IoT chez Orange, a démarré sa présentation en abordant le projet Flex Production réalisé en partenariat avec le Théâtre de Liège, EVS et la Grand Poste. Ce projet avait pour but de diffuser la pièce de théâtre Andromaque jouée en direct à environ 10.000 élèves en Wallonie, dans le cadre de leur cursus secondaire. Le projet est né d’une demande de subsides d’Orange auprès du SPF Economie afin de mener un projet innovant dans le secteur culturel.

Pour rendre cette performance possible, les partenaires se sont réunis lors de séances de brainstorming où chacun a pu exprimer ses besoins. Comme l’explique Serge Rangoni, Directeur du Théâtre de Liège, durant le Covid, le Théâtre avait longuement réfléchi à la question suivante : « Comment atteindre les publics ? ». Toujours d’actualité, il cherche à toucher les publics éloignés de la culture comme les personnes ne pouvant se déplacer (personnes âgées, hospitalisées, incarcérées…) ou simplement les personnes n’ayant pas pour habitude de fréquenter les théâtres. Du côté d’Orange et d’EVS, un besoin de se tenir à jour et de relever les nouveaux défis liés aux avancées technologiques. Le constat des réunions de brainstorming était le suivant : chaque collaborateur serait gagnant de cette expérience. Le Théâtre pourrait sensibiliser les publics en exportant le spectacle vivant hors de ses murs, EVS et Orange pourraient tester leurs technologies lors d’un projet concret.

Flex Production a été un réel défi. Du côté technique, cela a demandé des tests, des corrections, il fallait faire face aux aléas du direct. Du côté artistique, les freins venaient parfois d’une crainte : la diffusion sur écrans allait-elle dénaturer l’essence même du spectacle vivant ? Le Théâtre tenait donc à rassembler du public dans la salle lors de la captation afin de garder ce contact direct entre le public et les artistes sur scène. Un autre défi était celui de captiver l’audience : un temps de préparation avec les professeurs concernés avait été nécessaire afin de présenter le projet, tel un dossier pédagogique.

Le résultat a finalement été concluant : la réalisation vidéo a permis un autre regard artistique sur la pièce, en mettant par exemple l’accent sur des détails que l’on ne voit pas depuis les gradins. La diffusion d’Andromaque a également eu un impact positif sur la fréquentation du Théâtre. En effet, plusieurs écoles ont ensuite demandé à se rendre sur place avec leurs classes : la diffusion en direct au sein de l’école avait été une première ouverture sur cette forme artistique pour la plupart des téléspectateurs. La collaboration avec Orange et EVS était également une opportunité d’expérimenter et d’évoluer dans le domaine des arts numériques, encore très peu soutenu par l’État belge.

Avec Flex Production, Orange et EVS souhaitent perpétuer l’expérience : l’idée n’était pas de réaliser un projet en « one shot » mais plutôt de pérenniser le dispositif et cette collaboration. Actuellement, Orange est ouvert à d’autres propositions de collaboration avec le domaine culturel.

Sophie Thill, Responsable du mécénat et du développement à la Cité Musicale-Metz, a poursuivi en nous présentant d’abord la Cité Musicale de Metz, structure regroupant 3 lieux dédiés à la musique tant légère que savante (l’Arsenal, le BAM, Les Trinitaires et Saint-Pierre-aux-Nonnains, 2 églises désacralisées).

Depuis maintenant 5 ans, la Cité Musicale et Veolia, entreprise de gestion de déchets industriels, sont associés dans un projet commun : un séminaire immersif des managers de Veolia au sein de la Cité Musicale. L’objectif : offrir une bulle de temps hors du cadre habituel des employés de Veolia afin qu’ils réfléchissent ensemble sur leurs méthodes de travail. Ce séminaire est animé par une facilitatrice engagée par Veolia. Celle-ci anime tant les moments d’échanges entre les managers pour les mener à réfléchir sur leur travail, que les moments partagés avec les équipes de la Cité Musicale.

Les temps de réflexion partagés avec les musiciens de l’Orchestre et les équipes de la Cité Musicale sont aussi l’occasion de comparer les structures et leurs fonctionnements. Bien souvent, les enjeux de management sont très proches de ceux d’une entreprise. Du côté de Veolia, les échanges ont permis une certaine prise de conscience des possibilités liées au fait de travailler en entreprise. En effet, Sophie Thill prend l’exemple de la possibilité d’évoluer hiérarchiquement. Il est très difficile d’obtenir une place au sein d’un orchestre symphonique : de nombreux musiciens postulent et très peu sont retenus. Lorsqu’une place se libère, les musiciens déjà salariés qui prétendent au poste doivent passer les mêmes concours que les personnes externes. Tous les candidats sont évalués derrière un paravent, en toute neutralité. Leur expérience au sein même de l’orchestre n’a donc aucune importance au moment d’y obtenir un autre poste, contrairement aux pratiques en entreprise.

L’immersion des employés de Veolia a également eu un impact positif sur la cohésion d’équipe. Les bénéficiaires assistent à une session de répétition durant 1h30, mettant l’accent sur le bien-être que procurent la musique et ses vibrations. Avant le concert, pour lequel les équipes reçoivent des places, le hall d’entrée est privatisé et mis à disposition de Veolia pour une réception. De cette manière, le moment convivial hors cadre professionnel renforce les liens d’équipe et le sentiment d’appartenance des collègues. L’employeur se sent également valorisé par cette expérience enrichissante qu’il offre à ses employés.

Pour la Cité Musicale, proposer cette expérience est bénéfique sous plusieurs points. D’une part, l’axe financier : en France comme en Belgique, les structures culturelles doivent répondre aux défis actuels liés à la réduction des subsides publics et donc diversifier les ressources de financement. D’autre part, les participants conquis deviennent des ambassadeurs, parlent du projet autour d’eux et font découvrir la Cité Musicale à leur entourage, amenant ainsi un nouveau public dans les salles qui, a son tour, passera le mot autour de lui.

Une collaboration de ce type fait également face à quelques freins. Par exemple, celui de la pérennisation du projet. Dans le cas de la Cité Musicale et de Veolia, les mêmes personnes incarnent le projet depuis 5 ans, une véritable chance lorsqu’il s’agit de porter un projet et de maintenir les liens entre les deux structures. Mais comment continuer un projet au-delà des changements de personnel ou de stratégie d’une des structures ? Sophie Thill explique qu’une bonne communication est essentielle : chaque année, le projet est rediscuté lors de réunions partenariales afin de définir les tenants et les aboutissants de la collaboration.

Bernard Surlemont, Professeur en entrepreneuriat à HEC Liège a quant à lui réagi aux propos des intervenants. Les intérêts directs de ces collaborations sont nombreux pour les structures participantes.

Pour une structure culturelle, il y a un intérêt financier, celui de toucher un nouveau public éloigné de la scène qui pourra parler de son expérience autour de lui et donc de renouveler la clientèle, la rajeunir ou la diversifier.

Pour une entreprise, les intérêts peuvent survenir d’une dynamique touchant plutôt les ressources humaines (le côté bien-être au travail), une dynamique technologique (de test de nouveaux dispositifs), ou encore commerciale. Néanmoins, Sophie Thill et Renaud Falise ajoutent que les entreprises ne sont plus seulement intéressées par leur image mais bien par une implication active dans les projets.

On constate que les deux domaines entreprise/culture sont très éloignés. Leurs objectifs, leurs méthodes de travail et leurs codes sont différents. Bernard Surlemont retient un élément particulièrement important pour réussir une collaboration entre deux secteurs à priori opposés : ils doivent construire ensemble une réelle proposition de valeur et être alignés par rapport à un objectif commun. Pour cela, les collaborateurs doivent se rencontrer, organiser des moments de réunion pour définir leur proposition de valeur, via des débats, des discussions. Tout ceci dans un esprit de co-construction. Selon Bernard Surlemont, cette tâche n’est pas simple et requiert de la patience ainsi qu’une ouverture d’esprit : « Ça nécessite une grande ouverture d’esprit de part et d’autre, et d’une grande volonté de comprendre les besoins de l’autre ». Serge Rangoni a déjà remarqué que le secteur culturel peut parfois être fermé à d’autres façons de fonctionner des autres secteurs : « il faut se laisser la possibilité d’être à l’écoute ». Les freins sont donc existants mais il faut persévérer.

À cela, Sophie Thill ajoute qu’une collaboration de ce type ne peut réellement fonctionner qu’avec l’appui des directions générales. Celles-ci incarnent leurs projets respectifs dans une logique de développement pluriannuelle. En se rencontrant, elles pourront mieux définir leur collaboration, les valeurs de celle-ci et l’objectif commun.