
Innover en travaillant avec le vivant : le potentiel des champignons
Résumé
Le sujet vaste des champignons et de ses applications innovantes a été exploré à travers diverses applications concrètes, mettant en lumière leurs capacités multiples à décomposer la matière, purifier les sols, transformer les déchets et être eux-mêmes transformés en matériaux. La discussion a débuté par le partage d'expériences d'entreprises innovantes dans ce domaine, suivi d'un regard anthropologique et culturel.
Jean-Michel Scheuren, CEO et Co-Fondateur de Novobiom, a présenté l'approche de son entreprise qui vise à développer des solutions de bioremédiation sur mesure, active dans le recyclage et la revalorisation. Il a expliqué que Novobiom s'inspire du biomimétisme pour concevoir des solutions plus durables et impactantes, avec une mission double : prévenir la dégradation de l'environnement et restaurer ce qui a été endommagé. Pour lui, les champignons sont les "recycleurs et chimistes du vivant", ayant évolué sur plus de 480 millions d'années avec une fonction principale de dégrader la matière première et de recycler les nutriments, grâce à leur capacité à produire des composés chimiques complexes. Cette perspective s'inscrit parfaitement dans une logique d'économie circulaire face à la production massive de déchets. Jean-Michel Scheuren a souligné l'immense potentiel inexploité des champignons, avec près de 11 millions d'espèces estimées, dont seule une centaine est actuellement utilisée dans les biotechnologies ou l'alimentaire. Il a également souligné que beaucoup de connaissances en mycologie fondamentale proviennent d'amateurs passionnés.
Novobiom s'est initialement concentrée sur la problématique de la dépollution et de la décontamination, la capacité des champignons à dégrader des polluants complexes étant bien documentée comme une alternative aux traitements thermiques ou physico-chimiques. L'entreprise utilise des outils avancés en génomique pour comprendre comment les champignons produisent des molécules d'intérêt ou "mangent" les polluants. Leur approche repose sur trois piliers : la collecte de souches fongiques (plus de 500 souches dans leur mycobanque), la modélisation biologique (création de clones digitaux pour optimiser les processus de fermentation et les applications), et les applications concrètes comme la bioremédiation. Face aux 2,8 millions de sites potentiellement contaminés en Europe (dont seulement 15% ont été décontaminés), Novobiom propose une bioremédiation de précision. Cela implique de séquencer des échantillons de sol pour comprendre les micro-organismes présents, simuler leur action et, si nécessaire, introduire des champignons spécifiques pour accélérer la dégradation. Cette approche est comparée à de la "médecine personnalisée" pour les sols. Elle permet de réduire considérablement l'empreinte carbone et les coûts liés au transport des terres contaminées, qui représentent des volumes colossaux. Novobiom développe aussi des projets combinant le phytomanagement avec la séquestration de carbone, en intégrant ces dynamiques dans leur plateforme de modélisation.
Au-delà de la dépollution des sols et des sédiments toxiques, Novobiom explore la revalorisation des déchets industriels. En Europe, 12 millions de tonnes de déchets textiles sont générées chaque année, dont 78% ne sont pas recyclés. Novobiom utilise des champignons pour dégrader les fibres naturelles de ces textiles tout en produisant des biosurfactants. La biomasse restante est valorisée en énergie renouvelable par biométhanisation, permettant de récupérer les fibres synthétiques pour le recyclage. Jean-Michel Scheuren a conclu en insistant sur le potentiel des biotechnologies pour réinventer la gestion des déchets, en s'inspirant du vivant pour créer des boucles de valorisation positives.
Audrey Speyer, Designer et Fondatrice de PuriFungi, a ensuite présenté sa démarche, avec un focus sur le bio-design. Elle définit le bio-design comme une approche de conception intégrant des processus vivants, fondée sur la co-création avec le vivant (travailler avec un organisme actif plutôt qu'un matériau figé), le design génératif, l’innovation systémique (penser l'objet ou le système de manière globale), et en travaillant à la fois sur l’esthétique et l’éthique. Audrey Speyer s'est passionnée pour la mycoremédiation, une technique de dépollution qui utilise les champignons et plus spécifiquement le mycélium (le réseau racinaire) pour dégrader, absorber ou transformer des polluants tels que les hydrocarbures, métaux lourds, pesticides et plastiques.
Forte de ces connaissances, PuriFungi a démarré avec l'objectif de dépolluer et valoriser les mégots de cigarettes. Audrey Speyer a alerté sur l'ampleur du problème : un mégot contient plus de 4000 polluants et pollue pendant plus de 15 ans, avec 100 millions de mégots jetés chaque jour en Belgique et 66% des cigarettes produites mondialement qui finissent dans la nature. Malgré leur dangerosité, il n'existe pas de filière de recyclage en Belgique. La solution brevetée par PuriFungi est biosourcée et circulaire : elle dépollue les mégots par les champignons et les transforme en nouveaux mycomatériaux. Le processus dure environ un mois, de l'inoculation du mycélium sur un substrat organique et les mégots, jusqu'au séchage du matériau obtenu. PuriFungi offre non seulement un service de dépollution mais aussi une gamme de cendriers éco-conçus pour faciliter la collecte, ainsi qu'un service sur-mesure pour personnaliser les mycomatériaux en enseignes, logos ou panneaux. PuriFungi travaille avec l'événementiel et les entreprises, fournissant des rapports d'impact et RSE. Les prototypes de mycomatériaux sont variés : briques, parpaings, sculptures, tabourets. Les mycomatériaux possèdent des propriétés intéressantes : ils sont autoproduits, non extractifs, biosourcés, digèrent les matières organiques, inorganiques et toxiques, séquestrent du CO2, sont résistants au feu et à l'eau, et offrent des propriétés d'isolation thermique et phonique.
Un autre axe majeur de PuriFungi est la sensibilisation du public, notamment lors de festivals, en expliquant la pollution des mégots et en proposant des solutions naturelles et innovantes. En résumé, PuriFungi se positionne à l'intersection de la durabilité, de l'innovation et de la créativité, transformant un déchet dangereux en matériaux innovants grâce à une solution basée sur la biotechnologie du vivant.
Juliette Salme, doctorante en anthropologie sociale et culturelle à la Faculté des Sciences Sociales, IRSS, ULiège, a offert une perspective anthropologique sur le sujet. Sa thèse en cours interroge ce que signifie "mettre le vivant au travail" et "fabriquer avec des champignons", en se penchant sur ce que les humains font avec eux et, symétriquement, ce que les champignons font avec nous, et ce que cela révèle de nos manières de produire et d'innover. Sa méthodologie est basée sur le terrain ethnographique, incluant des observations et entretiens avec architectes, designers et mycologues. Elle utilise le terme biofabrication pour désigner ces pratiques qui consistent à fabriquer des matériaux ou objets avec des organismes vivants, dans une perspective de durabilité.
Les mycomatériaux sont donc des matériaux fabriqués avec le mycélium, la partie végétative et souvent invisible des champignons. Ces mycomatériaux sont souvent des alternatives durables à des produits existants plus polluants (emballages, cuirs fongiques, briques, panneaux isolants). Le processus implique de faire croître les champignons dans des moules, où le mycélium se nourrit de déchets et agit comme un liant, prenant la forme souhaitée. Juliette Salme s'est concentrée sur les pratiques artisanales (laboratoires citoyens, microbiologie « do it yourself »), qui offrent des observations différentes des contextes industriels.
Elle a mis en lumière trois points transversaux, identifiés dans sa thèse :
1. Le potentiel : Juliette Salme a identifié un "moment champignon" dans les médias, où les champignons sont présentés comme des solutions miracles pour l'avenir (villes, habitats spatiaux, remplacement du béton) et suscitent des attentes très fortes.
2. Les alliances interspécifiques : Travailler avec le vivant implique incertitude, instabilité et imprévu. Cela demande des ajustements constants, jusqu'à parfois l'abandon de projets. Juliette Salme a invité à s'interroger sur ce que signifie réellement "travailler avec le vivant" du point de vue de la relation entre humains et non-humains. Elle a illustré cela avec l'installation monumentale en mycélium du bureau d'architecture Bento à la Biennale d'architecture de Venise 2023, montrant les défis de travailler avec des matériaux vivants.
3. La mise à l'échelle : Ce qui fonctionne à petite échelle dans les laboratoires artisanaux peut être difficile à reproduire à grande échelle. La mise à l'échelle modifie la relation, le degré de contrôle et la place laissée à la surprise et à l'incertitude. Se référant à l'anthropologue Anna Tsing, Juliette Salme a affirmé que changer d'échelle ne signifie pas seulement changer de proportions mais aussi changer de nature fondamentale. Ce n'est pas impossible, mais cela implique une série de choix économiques, éthiques et écologiques, avec des gains et des pertes à considérer.
Enfin, Elisa Hofmann, étudiante en master 2 en ingénieur civil architecte de l'ULiège a présenté son projet de fin d'étude, qui explore le mycélium comme matériau pour la construction de l'habitation de demain.