Orateur(s)
David Bol Professeur (ECS group, UCLouvain)
Jean-Brieuc Feron Fondateur (Citronics)

Électronique circulaire : où en sommes-nous ?

Résumé

David Bol, Professeur à l'UCLouvain, a introduit son exposé en décrivant le contexte général du numérique et de l'électronique, soulignant que l'électronique constitue la base de l'infrastructure matérielle des technologies de l'information et de la communication (TIC), qui supporte les usages numériques virtuels. Cette infrastructure comprend les terminaux (smartphones, ordinateurs), les centres de données pour les usages cloud, et les réseaux de communication (fibre optique, 4G/5G, DSL). Face à l'urgence du changement climatique, David Bol a posé la question de la contribution de cette infrastructure aux émissions de gaz à effet de serre (GES). En 2020, les émissions des GES du numérique représentaient 3 % des émissions mondiales, avec une marge d'erreur, ce qui est significatif et comparable à l'aviation civile (également environ 3 %). Bien que l'usage du numérique soit plus massif que l'aviation, la concentration des richesses dans ce secteur est très inégalitaire.

Les impacts environnementaux du numérique proviennent de son cycle de vie linéaire : extraction des matériaux, fabrication des composants (puces silicium), assemblage des dispositifs, utilisation, et enfin, la fin de vie avec peu de circularité actuelle. Les impacts se répartissent entre la production et l'usage. En 2020, la production représentait environ 30 à 40 % des impacts environnementaux, tandis que l'utilisation comptait pour 60 à 70 % des émissions de GES. Il est crucial de s'attaquer aux deux. David Bol a également souligné que les rapports de durabilité environnementale des grandes entreprises technologiques (GAFAM) montrent une forte augmentation de leurs émissions de GES, avec une accélération notable depuis 2020, notamment due à l'augmentation des services d'IA. Microsoft, par exemple, a vu ses émissions augmenter de 175 % entre 2020 et 2024, à l'opposé des objectifs climatiques.

La production de semi-conducteurs, dominée par Samsung et TSMC, est en croissance constante depuis 1958, avec une consommation énergétique électrique significative. David Bol a expliqué que l'économie circulaire vise principalement à réduire l'impact de la production. Pour adresser ces défis, il a présenté l'équation I=PAT, qui met en évidence deux leviers d'action : l'efficacité (améliorer la technologie pour limiter l'intensité des ressources et de l'énergie par tâche) et la suffisance ou sobriété numérique (limiter ou freiner l'augmentation des usages). La sobriété numérique implique de limiter le nombre d'équipements, d'étendre leur durée de vie, et de limiter la performance à l'achat.

Cependant, l'amélioration de l'efficacité seule ne suffit pas. David Bol a montré que même avec la miniaturisation exponentielle des transistors (améliorant l'efficacité de la ressource silicium), la taille des puces n'a pas diminué, car la loi de Moore pousse à intégrer toujours plus de transistors pour un même coût, augmentant ainsi les fonctionnalités et la consommation. Cette quête d'efficacité devient de plus en plus coûteuse, avec des investissements fixes et des coûts d'ingénierie qui augmentent de manière exponentielle (ex: la construction d'une fonderie est passée de 500 millions à 5 milliards de dollars entre 2005 et 2022). Pour amortir ces coûts croissants, l'industrie privilégie l'accroissement des volumes de production. Ceci conduit à un effet rebond, également appelé paradoxe de Jevons, où une amélioration de l'efficacité (énergétique, coût, temps, ressources) conduit paradoxalement à une augmentation de l'usage et donc de l'impact global.

David Bol a souligné que l'économie circulaire se positionne entre l'efficacité et la sobriété, en cherchant à réutiliser des composants existants pour une nouvelle vie. Il a présenté la taxonomie des "9 R" de l'économie circulaire, allant de la récupération d'énergie (le moins circulaire) à la réutilisation, la réparation, le reconditionnement, et surtout la réduction et le refus d'usage (le plus vertueux). Dans l'électronique, l'obsolescence (logicielle, mémoire pleine, failles de sécurité) est un facteur majeur de renouvellement des téléphones, rendant difficile de les garder au-delà de 6-7 ans. C'est là que le repurposing (réutiliser un composant obsolète pour une autre fonction) devient particulièrement intéressant.

Jean-Brieuc Feron, Fondateur de Citronics, a illustré cette approche en présentant le concept de son entreprise. Partant du constat que de nombreux vieux smartphones dorment dans les tiroirs, Citronics propose de les transformer en systèmes intelligents pour de nouvelles applications industrielles. Leur concept consiste à récupérer des smartphones en fin de vie (trop vieux, lents, ou cassés pour leur usage initial), extraire et reprogrammer leur carte mère (le "cerveau" du smartphone contenant les processeurs et modems), puis l'intégrer sur une nouvelle carte électronique qui ressuscite électriquement les composants et fournit des connexions standards (USB, Ethernet, WiFi, 4G).

Jean-Brieuc Feron a donné des exemples concrets d'applications : gestion de flottes de vélos cargo, routeurs internet, contrôle de réseaux de chaleur. Il a souligné que Citronics permet de fournir des capacités de calcul et de connectivité équivalentes à des circuits neufs, mais à un prix plus compétitif. Cette approche est également plus durable car elle évite la production de nouveaux circuits, et européenne car la récupération, la transformation et la réutilisation se font en Europe, réduisant la dépendance aux chaînes d'approvisionnement mondialisées et leurs risques (pandémies, conflits). Jean-Brieuc Feron a expliqué que désouder les microchips est trop complexe et coûteux, d'où l'approche unique de réutiliser la carte mère complète. Les applications de ces micro-ordinateurs embarqués incluent l'Internet des objets (IoT), l'edge computing, l'intelligence artificielle d'entrée de gamme, la sécurité et l'interaction utilisateur.

Citronics crée une nouvelle chaîne de valeur en détournant les smartphones des filières de broyage ou d'enfouissement pour les réintégrer dans de nouveaux produits industriels. Ils travaillent à une échelle industrielle, ciblant des volumes significatifs (à partir de 10 000 composants) pour amortir les coûts d'ingénierie. Jean-Brieuc Feron a présenté des cas clients, comme Karno pour la gestion de réseaux de chaleur ou Deutsche Telekom pour des routeurs internet, où leurs solutions ont permis une réduction de 50 % des impacts environnementaux sur la phase de production. Les avantages de Citronics sont clairs : compétitivité des coûts (jusqu'à -80 % par rapport au neuf, grâce à l'utilisation de déchets électroniques), rapidité de mise sur le marché (grâce à des logiciels open source), renforcement de la marque pour les clients soucieux de durabilité, et sécurité d'approvisionnement.

Cependant, Citronics fait face à plusieurs défis. Sur le plan technique, la sécurité du démarrage (boot) des smartphones rend la reprogrammation difficile, nécessitant des partenariats avec les fabricants ou la découverte de failles. La reprogrammation de l'OS (réinstaller un Linux Open Source fonctionnel) est techniquement complexe et chronophage. La fiabilité et l'évaluation de la durée de vie restante des composants sont des enjeux de recherche, afin de prédire quand le système entrera dans sa phase de défaillance de fin de vie. Sur le plan réglementaire, la recertification européenne (marquage CE), notamment pour les éléments radio, est complexe car le changement d'environnement annule les certifications initiales, nécessitant des tests spécifiques sans accès aux logiciels propriétaires. Les autorisations environnementales pour manipuler des smartphones usagés, considérés comme des déchets dangereux, sont également lourdes administrativement. Enfin, un défi majeur est le changement culturel : la mentalité globale (consommateurs et ingénieurs) qui favorise le fait d'acheter et de jeter plutôt que la réutilisation. Il est crucial d'éduquer et de prouver la faisabilité et la viabilité des solutions circulaires.